
Le livre biblique de la Genèse vient de loin. Il a été constamment relu. Les modernes commentateurs, aujourd’hui, l’abordent en le présentant comme le fruit d’un besoin « philosophique » en disant souvent : « sitôt que l’homme a été capable de réfléchir, il n’a cessé de s’interroger : pourquoi le mal, la désobéissance ?… D’où vient-il ? à qui la faute ? ». Ce qui suppose déjà la conscience du mal et de la faute présente au moment de la narration d’un tout début…
A ce titre, puisqu’il est question d’une origine absolue, les trois premiers chapitres de la Genèse décrivent le commencement du monde, la création primordiale rebondissante et symétrisée, puis limpide et équilibrée, mais soudainement et dramatiquement rompue.
Les traducteurs du texte, commentateurs, interprètes, ont tenté à travers les âges, de dégager le sens de cette histoire pour la vie humaine. Et leur façon d’y revenir, reflète à chaque fois les préoccupations du moment et du milieu de l’écrivain : l’air du temps donne plus de valeur à l’intervenant, quand son oeuvre, une fois à température ambiante, paraît confirmée par la transcendance et l’antiquité.
Qu’il est difficile aux écrivains et interprètes, charmés par l’actualité, de garder la distance, et, piégés par le miroir aux alouettes, de ne pas succomber! Car la tentation existe toujours de montrer, dans les motifs du récit antique déjà, la présence de l’actuel et finalement l’acquiescement aux joies et facilités du moment, ou au contraire de renverser le sens de lecture par l’anachronisme disqualifiant qu’impose la linéarité croissante du progrès…

Pourtant nous essayerons d’échapper à ce reproche en prenant une autre voie : puisque ce récit nous amène au moment de la toute première création du monde, « very creation » diraient les anglais, et des premières sociabilités, nous ferons « subir » au langage qui nous y retransporte par le pouvoir des mots, les implications que son propre récit semble réclamer de lui. Son sens embarqué, ou sens impliqué.
Les résultats en sont très remarquables, car ils aboutissent à dessiner un plan d’intelligibilité beaucoup plus fort que ce que l’on a l’habitude de rencontrer. Mais pour cela il faut partir d’un point de départ, le langage, auquel on n’a pas pris soin de repérer combien il était, à son tour, le centre de gravité de la restructuration décrite d’un monde menacé d’illisibilité.
En effet puisque c’est l’arbre de vie qui occupe le centre du Paradis, seul point identifiable et origine d’une symétrisation et d’une métrique possibles, l’arbre de la connaissance n’est, lui, pas repérable. Il n’est pas connaissable autrement que par l’expérience effective que produirait sa conséquence : la disparition immédiate, par la mort soudaine, de toute conscience. Et y a-t-il une connaissance sans conscience préalable ? Une désobéissance est-elle possible sans une pré connaissance ?
Le lecteur aura une idée de ce dont il est question, à partir de là, et de la nature de la difficulté, de l’innovation que cette interprétation supporte, s’il se confronte et réfléchit un peu à la complexe signification d’une affirmation grammaticalement simple du genre : « maintenant je mens… » ou, « ce n’est qu’hier que j’ai dit la vérité ». Phrases qui font coexister, au même moment, deux régimes de vérités interrogeant leur possible simultanéité et les conditions de leur cohérence.
Mais si cette simultanéité existait, qu’elle en serait l’implication ? Qu’existeraient conjointement deux mondes parallèles ? La vie de l’homme serait-elle « écrite aussi sur un livre » qui le suit et qu’il ne voit pas ? Quel est le rôle du temps ? Quelles sont les conséquences produites sur l’image ou d’idée de Dieu? Un total renversement.
