Thomas TOOKE
« An Inquiry Into the Currency Principle »

Traduction Luc Gootjes
A la veille du 26 Février 1797, la Banque d’Angleterre était devenue: le banquier de la Couronne, le prêteur de l’Etat, le placeur des emprunts de l’Echiquier (auxquels elle souscrivait elle-même selon ses besoins), l’émetteur des billets (convertibles) de Banque, l’escompteur (pour des industriels et des commerçants londoniens qui avaient des comptes de dépôts chez elle) des traites commerciales sur et autour de la capitale. Elle jouissait d’un monopôle dans cet exact ressort pour certaines de ces activités, au delà et sur tout l’empire pour d’autres des ses prérogatives.
Le 26 Février 1797, elle suspendit la convertibilité des billets qu’elle émettait, et qui reçurent un « cours forcé »: on ne pouvaient plus demander de l’or en contrepartie de leurs remises au titre et quantités requises jusque là. Cette parité était de 1 once de troy d’or ≈ £3 17s 10½d (soit 3 livres, 17 shillings et 10,5 pence). Parité maintenue de 1797 à 1821, même si le cours réel de l’or sur les marchés fluctuait. Le marché de l’or matière première n’offrait plus d’arbitrage avec la monnaie circulante, cette dernière n’ayant plus d’ancrage dans le métal.
S’ouvra alors une période inédite, aventureuse, liée aux affres guerrières napoléoniennes. Les mauvaises récoltes, les besoins du conflit en capitaux, les maladies etc. imprimèrent à l’économie anglaise une série de crises et de récupérations dont l’interprétation était difficile étant donné le caractère nouveau de la situation. Il n’y avait aucun précédent.
Mais au sein de ce train de situations, une période de 6 années (1802-1808) acquit un statut particulier: sans ancrage métallique, une situation d’équilibre (endogène?) réussit à se trouver. Ce qui semble indiquer que, sans or, et uniquement avec des billets de banque inconvertibles, il soit désormais possible de trouver induire et gérer une stabilité d’ensemble sur le tissu économique du pays. Voilà qui semblait réaliser le rêve de John Law, qui en 1719-1720 avait entrevu, en France, la possibilité de ciseler ce bijou définitif de la science politique.
Pour que la chose fût parfaite et fasse accéder la politique à la notoriété que possédait déjà les sciences exactes, il fallait une loi pure qui rende efficace la réalisation concrète d’objectifs sociaux reliés à la monnaie. A ce sujet David Hume l’avait affirmé déjà: toute variation de la quantité de monnaie en circulation entraîne, toutes choses égales par ailleurs, une variation proportionnelle du niveau général des prix. Une masse monétaire double, double les prix à terme.
David Ricardo reprend au début du XIXème siècle cette idée tendue par la loi de Boyle-Mariote. Or il avait un frère médecin (Moses) dont la résidence à Bow accueillait David Ricardo lors de ses séjours londoniens; et ce frère (qui contribua à plusieurs articles dans les « Annals of Philosophy » entre 1821 et 1823, à ce sujet) était impliqué dans les recherches sur l’éclairage au gaz et la physique des gaz.
Ricardo fut ainsi incité à rechercher des relations mécaniques simples, applicables analogiquement au domaine de l’économie monétaire. Et ce qui allait devenir la loi des gaz parfaits, P.V = (n.R).T (pression*volume = quantité*constante *température) promettait de devenir une « Loi Ricardo » implicite : P.Y = M.V (prix*production = monnaie*vitesse).
Cette analogie est frappante. Elle attire d’autant plus l’esprit expansif qu’elle implique des mécanismes automatiques de correction : 1- comme la pression s’ajuste au volume, les prix s’ajustent à la quantité de monnaie, 2- la proportionnalité est directe car doubler la quantité de gaz (vs monnaie) double la pression (vs prix), 3- l’équilibre est stable puisqu’un retour automatique à l’équilibre après perturbation se constate.
Arriver à démontrer une telle superposition semblait faire coïncider les sciences sociales avec la science économique, la science économique avec la science monétaire, la science monétaire avec les sciences physiques et la mathématique. Cette convergence ou correspondance offrait à la politique l’opportunité extraordinaire d’atteindre le Graal, de faire d’elle une science exacte, lui permettant et de quitter l’ère des « arts » comme le faisait déjà la philosophie rationnelle abandonnant la philosophie éclectique, et avant elle, la religion.
Malheureusement, pour que la chose fût vraie il eût fallu que ces mécanismes ne fussent pas perturbés par la présence humaine! Subsistait toujours, caché dans l’équation, cet épouvantable gêneur comme l’illustre la position de Karl Popper: « que les explications des sciences sociales sont très semblables à certaines explications dans le domaine des sciences physiques, mais qu’elles créent aussi des problèmes que l’on ne rencontre pas dans les sciences naturelles. » .
Cette magnifique fresque d’une régulation monétaire céleste et épurée, Thomas Tooke entreprend de la confronter à la réalité. Il « descend pour voir comment çà marche » dans la pratique et découvre: qu’il faut établir des distinctions, se méfier des approximations sémantiques. Il faut analyser les pratiques d’échange au pied des échangeurs eux-mêmes, regarder les instruments dans leurs mains et comment ils les utilisent, si l’on veut établir des axiomes solides, crédibles, réalistes.
Le monde de l’économie est plus visqueux que la salle du marché monétaire ou du marché des changes d’où part Ricardo! Le magma ressemble bien à l’eau en s’écoulant, mais les lois de l’hydrodynamique doivent en rabattre pour prétendre parler correctement de lui! Il y a donc deux camps dans cette controverse: Ricardo et ses successeurs d’un côté, Thomas Tooke et John Fullarton de l’autre. La « Currency School » contre la « Banking School ».
Le livre ici présenté, après avoir rappelé ce qu’est la « Currency School », quelles sont ses principes et ses affirmations centrales, nous prend par la main pour nous montrer ce qu’est la monnaie dans la pratique et comment elle marche sur le terrain, à l’époque. Une fois cette divergence constatée, on doit convenir qu’elle a des répercussions dans les mécanismes d’équilibre lorsqu’ils sont trop pensés dans les termes ricardiens.
Soulignons ici les choses suivantes: étant donné la tournure qu’a pris le monde économique et financier au XXème siècle et ensuite, jusqu’au « bitcoin » aujourd’hui, il y a un grand intérêt à repartir de cette expérience historique, qui pose avec un maximum de clarté, sans les surimpositions obscurcissantes qui suivirent, la signification des paramètres monétaires essentiels encore actifs aujourd’hui.
Et si entre-temps nous avons quitté un monde (dénonciation de Bretton-Woods, innovations financières etc.) sans savoir trop dans quoi nous nous engagions, cet épisode nous offre un point fixe qui met de la perspective dans nos réductions de vue et permet d’en apprécier les dérives, en nous offrant un pouvoir d’interprétation sur ces nouveaux instrument. Car soit ils poursuivent le système conceptuel hérité du passé, soit ils se définissent en opposition contrastée à lui, mais dans les deux cas cela revient à être encore plus utile!
Le travail autour des définitions précisées ou réaménagées n’est pas vain: il conditionne la possibilité d’une clairvoyance. Et cette clairvoyance est nécessaire au penseur conscient et moral qui, en la matière, touche aux choses humaines dès lors qu’il conseille le prince, analyse, juge, enseigne les élites, pour ou au nom de son prochain qui en subira les conséquences, en faisant à l’occasion, froncer les sourcils de la si discrète fraternité.
La lecture est peut-être difficile, elle sera fructueuse et passionnante au chercheur exigeant, qui rencontrera ici un grand esprit, un gentleman, un honnête homme. Et si trouver aujourd’hui sur son chemin de vie à la fois la verticalité et l’ampleur, on en disait autrefois qu’il fallait se lever de bonne heure, de nos jours affirmons qu’il ne faut plus dormir pour en avoir au moins l’ombre d’une chance!..
Cette lecture sera particulièrement fructueuse pour les historiens qui ont ou auront à toucher à l’économie. Cet épisode, une fois bien compris, libèrera et augmentera pour toujours l’intelligence de celui pour qui c’est le métier d’aller rétrospectivement mesurer l’épaisseur concrète des faits passé, d’en peser l’implication économique et matérielle.
A celui qui est déjà économiste il comprendra mieux en quoi cet épisode marque un tournant (ou la préparation d’un tournant plus grand encore) de l’histoire des hommes, et pourquoi il faut toujours revenir à un réalisme humain pour compléter, critiquer, vérifier ou amender le formalisme idéal qui attire tant les références et revues scientifiques, enfièvre les esprits.
C’est le Professeur Denis Dubois (Cnam Paris) qui a été à l’origine de notre interrogation sur ce problème, à la suite d’un mémo qu’il avait fait parvenir à ses étudiants: sur la difficulté que pose de l’évaluation du poste de trésorerie dans l’évaluation de l’entreprise. On est tenté d’utiliser ici sans réfléchir les formules de calcul (de type WACC) du « coût du capital » et de partir de lui.
Mais de ce fait, pour ce poste de bilan particulier, on faisait comme si le point de départ, point fondateur et de principe était le haut de bilan, alors que l’unité (la monnaie de règlement seul levier possible et rationnel de son dénombrement et de sa quantification) dans laquelle on en faisait la mesure, elle, gisait dans le bas de bilan. Dès lors on devait rationnellement s’interroger sur cette inconséquence et la manière d’en résoudre le problème. L’autoréférence est impossible: elle viole la pureté des méthodes et la cohérence de la notion de valeur.
Et puis la lecture du livre de Charles Rist, « Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie de John Law à nos jours », nous a mis sur la voie de Thomas Tooke, pour lequel il espérait qu’un jour son Histoire des Prix serait enfin traduite.